Il y a quatre ans, le 15 mai 2011, des citoyens en colère plantaient leurs tentes sur la Puerta del Sol de Madrid. On les appelait les Indignés. Aujourd’hui, les formations politiques nées dans le sillage du mouvement sont aux portes du pouvoir. Retour sur une mobilisation qui a profondément changé la société espagnole.
« Le jour de la manifestation, j’étais assis place de Cibeles. Il était 17h. On se demandait si les gens allaient venir.« (*) Carlos Paredes, à l’époque membre de la plateforme Democracia Real Ya, se souvient des doutes qui hantaient les organisateurs d’une manifestation qui allait pourtant, quelques heures plus tard, entrer dans l’histoire de l’Espagne.
Début 2011, Democracia Real Ya (vraie démocratie maintenant) n’est rien d’autre qu’une une page Facebook regroupant un ensemble de blogs et de collectifs prônant la mobilisation citoyenne. Sans budget ni beaucoup d’expérience, le mouvement décide d’organiser une manifestation nationale qui aurait lieu simultanément dans une cinquantaine de villes du pays. La date est fixée au 15 mai 2011 – « el 15-M ». Un projet a priori fort ambitieux. Mais grâce à une utilisation habile des réseaux sociaux, Democracia Real Ya réussit à atteindre un public extrêmement large.
Il faut dire qu’entre les expulsions immobilières, le sauvetage des banques grâce à l’argent public, les coupures budgétaires dans des secteurs essentiels comme la santé et l’éducation, les réductions des salaires des fonctionnaires, le gel des pensions, la corruption des élites politiques et plus de 5 millions de chômeurs, les raisons de manifester sont nombreuses. Et le dimanche 15 mai, ils sont quelque 25.000 personnes à descendre dans les rues de Madrid, 130.000 à travers tout le pays.
Malgré son succès inattendu, ce n’est pas la manifestation en elle-même qui allait marquer la naissance du mouvement 15-M. C’est ce qui s’est passé ensuite. Le soir venu, la manifestation se dissout. Mais une quarantaine de manifestants, inspirés par les occupations de places publiques du Printemps arabe, décident de se rendre à la Puerta del Sol – la place centrale de Madrid – et d’y passer la nuit. « Miguel a pris le mégaphone et a dit : on reste dormir ici ! Nous on se marrait. Ça nous semblait être de la folie. On ne le prenait pas au sérieux, » raconte Pablo Prieto qui passa la nuit sur la place.
Le lendemain, à l’aube, ils sont chassés par la police. La violence dont font preuve les forces de l’ordre pour déloger les campeurs pacifistes choque l’opinion publique. En quelques heures, plus d’un demi-million de messages évoquent l’incident sur Twitter. Le lendemain, des milliers de personnes envahiront la Puerta del Sol. En voulant vider la place, les autorités locales l’ont remplie. C’est le début de #AcampadaSol, le campement de la Puerta del Sol.
Entre les chapiteaux et les tentes, les protestataires construisent une véritable petite ville, avec des services de nettoyage, d’alimentation, de communication, une infirmerie et même une bibliothèque. De nombreux Madrilènes soutiennent le mouvement en offrant aux campeurs les fournitures qui leur manquent : couvertures, bouteilles d’eau, serviettes, balais, etc… Les pompiers, alors en conflit avec la mairie, donnent aussi un coup de main en indiquant les mesures de sécurité à respecter lors de la construction du camp. La mobilisation est si nombreuse que les autorités se déclarent incapables d’expulser les campeurs.
Pendant un mois, ceux qu’on appelle désormais les Indignés resteront sur la Puerta del Sol. Un ensemble hétéroclite sans ligne politique claire. Rapidement, ils organisent d’immenses assemblées au cours desquelles tout le monde est invité à s’exprimer. Le mouvement s’étend à d’autres villes comme Barcelone, dont le campement sera violemment démantelé par la police le 27 mai, officiellement par mesure de sécurité si le Barça gagne la Champions League. Les Indignés barcelonais se réinstalleront sur la plaza Catalunya le soir même. Quant aux médias, la plupart dépeignent les campements comme des rassemblements de communistes-anarchistes-radicaux-punks, des lieux remplis de punaises où l’on s’adonne aux drogues et au sexe. En réaction, le mouvement créera ses propres médias de communication. Malgré ce mauvais portrait fait par la presse locale, la démarche pacifiste des Indignés attire la sympathie. Un sondage Ipsos réalisé au mois d’août 2011 révèle que 8,5 millions d’Espagnols soutiennent le mouvement. La mobilisation s’exporte aussi à l’étranger. On retrouve des Indignés en Belgique (notamment place Sainte-Croix à Bruxelles), aux États-Unis (Occupy Wall Street) ou encore au Royaume-Uni.
Héritage
Le 12 juin, les Indignés de la Puerta del Sol décident de lever le camp. « À un moment donné, le campement avait atteint son objectif : se réunir, offrir de la visibilité, faire des propositions. Mais pour travailler localement et concrètement, il valait mieux retourner dans les quartiers », explique Pablo Padilla, ancien membre du collectif Juventud sin Futuro.
Le bilan du mouvement est toutefois mitigé. Les assemblées, trop larges, trop horizontales et trop transparentes n’ont abouti qu’à peu de propositions concrètes. De plus, l’appel au boycott des élections a permis au parti conservateur d’obtenir une large majorité. L’argent public a bien été utilisé pour sauver les banques, les cas de corruption font toujours la une des journaux et les expulsions immobilières ont continué de plus belle.
Le succès du 15-M est ailleurs. Il est éducatif, culturel. Il a appris aux Espagnols à se mobiliser. Une nouvelle citoyenneté est née. Plus de 21.000 manifestations seront organisées en 2011, près de 45.000 en 2012. De nombreuses associations, plateformes et collectifs seront également créés suite à #AcampadaSol. L’une des structures les plus importantes, Stop Desahucios, se charge de bloquer passivement les expulsions immobilières et de reloger les personnes sans toit. Elle aurait déjà empêché plus de mille expulsions. Les services sociaux municipaux n’hésitent d’ailleurs pas à diriger les personnes venues demander de l’aide vers Stop Desahucios. La mobilisation est aussi transgénérationnelle, comme en témoignent les papys revanchards de Iaioflautas, un collectif de retraités en colère qui mettent le bazar dans des lieux symboliques comme la Bourse de Barcelone ou le ministère de la Justice.
Quatre ans plus tard, la mobilisation est cependant moins visible. Les manifestations qui rassemblaient alors des centaines de milliers de personnes à travers tout le pays semblent faire partie du passé. Il faut dire que le gouvernement s’est armé d’un attirail législatif destiné à saper les actions des Indignés. Mais finalement, le changement viendra peut-être des urnes plutôt que de la rue. En effet, le mouvement a entraîné la fin du bipartisme. Les Espagnols ont crié leur haine des « chorizos », des corrompus. L’un des slogans du 15-M était d’ailleurs « Peu de pain pour trop de chorizos ». Le Parti Socialiste et le Parti Populaire qui accumulent les affaires de pots-de-vin ne sont plus désormais les seuls acteurs du paysage politique espagnol. Une frange du 15-M s’est institutionnalisé en créant de nouvelles formations politiques telles que Podemos et Ganemos. Des partis qui sont aujourd’hui aux portes du pouvoir.

Carte des mutations du 15-M en associations, collectifs, partis politiques ou encore médias de communication.
Le 15 mai 2015, en fin d’après-midi, alors que les touristes sont en train de faire des selfies bras dessus bras dessous avec des immigrés sud-américains déguisés en Mickey ou en Bob l’Éponge, plusieurs milliers de personnes envahissent la Puerta del Sol de Madrid. Les Indignés sont de retour sur les lieux de leurs premiers exploits pour célébrer l’anniversaire du 15-M. Sur leurs banderoles, toujours le même slogan : « La lutte continue ! »
(*) Les propos retranscrits dans cet article ont été entendus dans « 2015M: ¿Ya nos representan? », diffusé sur La Sexta, le 15 mai 2015.