Pedro Almodovar: le gouvernement veut «exterminer le cinéma espagnol»

Pedro Almodovar

Tribune traduite par Laurence Rizet, de Mediapart, 14 octobre 2013

Le réalisateur Pedro Almodovar accuse, dans cette tribune écrite pour infoLibre et partagée avec Mediapart, le gouvernement du Parti populaire d’avoir mis en place « un rigoureux plan d’extermination du cinéma espagnol ». Il réagit ainsi aux propos du ministre des finances, qui a assuré que la crise du cinéma espagnol est due « à la qualité des films », et non à la hausse de la TVA et aux mesures d’austérité.


Il y a quelques jours, le ministre des finances, Cristobal Montoro, accusait le cinéma espagnol d’être responsable de la chute d’audience et de la fermeture de salles en raison de sa mauvaise qualité, tout en réaffirmant que la hausse de la TVA [de 8 à 21% depuis 2012] n’y était pour rien. Quelqu’un devrait dire à ce ministre et à son collègue de la culture, José Ignacio Wert, qu’en France, la TVA sur les biens culturels est de 7% et qu’elle va baisser à 5% l’année prochaine, qu’en Italie elle est de 10% et en Allemagne de 11%, contre 21% en Espagne. Tout cela pour collecter plus d’impôts.

Quelques heures après les déclarations de Cristobal Montoro dans l’émission Hoy por hoy, les médias ont réfuté ces arguments en utilisant des données accessibles à tous (que le ministre semblait ignorer), selon lesquelles les coupes budgétaires actuelles dans le cinéma espagnol provoqueraient des impayés pour des films déjà garantis par l’Etat lui-même par le biais de l’Institut du crédit officiel (ICO), en vertu de la loi du cinéma de 2007, ce qui supposerait un véritable désastre systémique qui toucherait des entités financières, des boîtes de production et des organismes publics de crédit. En bref, l’horreur. Le lendemain, quelqu’un de l’Institut du cinéma et des arts audiovisuels (ICAA), ou du ministère de la culture, ou de son ministère des finances a dû lui dire qu’il avait gaffé et Cristobal Montoro s’est rétracté. Moi, ça ne me tranquillise pas, au contraire, je me demande si les critères que le gouvernement a suivis pour faire des coupes dans des secteurs vitaux comme la santé, l’éducation, la dépendance, etc. manquent autant de fondements que ceux qui affectent le cinéma.

Cristobal Montoro, José Ignacio Wert et, en général, tout le gouvernement, devraient se sentir frustrés de voir que ce qu’ils percevront sur le prix des entrées, après la hausse brutale de la TVA, est sensiblement inférieur à ce qu’ils encaissaient avant. Dans une crise telle que celle que nous vivons, le cinéma n’est pas un bien de première nécessité, les familles peuvent s’en passer même si leur vie sera beaucoup plus triste et moins émouvante.

Toutes les prévisions faites quand la hausse de la TVA a été annoncée se sont réalisées (que les gens arrêteraient d’aller au ciné, que beaucoup de salles fermeraient), sauf celle du gouvernement annnonçant qu’il percevrait plus de taxes : celle-ci ne s’est pas réalisée. A Madrid par exemple, il existe des quartiers très peuplés comme Cuatro Caminos qui n’ont aucun cinéma, et des villes très cinéphiles comme Saragosse sont condamnées à voir des films doublés parce que les salles qui proposaient des films en VO sous-titrée ont fermé. Si le résultat contredit les prévisions, pour quelles raisons les ministres concernés, et le gouvernement en général, se montrent-ils si euphoriques ? Une seule réponse me vient : parce qu’ils s’en prennent au cinéma espagnol jusqu’à ce qu’il n’en reste plus rien. Parce que tout cela obéit à un plan rigoureux d’extermination.

En 2003, le cinéma espagnol a montré clairement et intelligemment son opposition à la guerre en Irak et à l’ardeur belliqueuse d’Aznar, ce qui lui a valu l’hostilité de tous les gouvernements du Parti populaire. Peu importe si 90% des Espagnols étaient contre cette guerre, comme l’ont montré les manifestations dans tout le pays. Contre la majorité du peuple qu’il représentait, José Maria Aznar s’est engagé dans la guerre d’Irak à titre personnel, embarquant tout le pays avec lui, malheureusement pour nous. Désolé de me référer à des événements connus de tous, mais il faut insister. Depuis notre « non à la guerre », le cinéma espagnol est devenu la bête noire des gouvernements du PP. Les coupes budgétaires et le mépris actuel sont le résultat de ce « non » que je ne regretterai jamais, même si pas une seule salle de ciné ne reste ouverte.

Quand j’entends dans une émission télévisée que ceux qui travaillent dans la culture ne devraient pas exprimer leurs idées politiques (le président du Conseil constitutionnel a pourtant pu être encarté au PP sans que personne n’y voit à redire), ça me donne des frissons. Ça veut dire que nous n’avons pas les mêmes droits que tout citoyen d’exprimer ses idées ? Parce que nous nous consacrons à la fiction, notre vie devrait être ou avoir l’air irréelle ?

Tout le monde a sans doute vu une photo de Bruce Springsteen en concert de soutien à Obama, ou George Clooney se laisser menotter pour que sa photo fasse le tour du monde et nous fasse prendre conscience des problèmes du Darfour. Quelqu’un pense-t-il que ces deux super stars ont perdu ne serait-ce qu’un admirateur pour leurs prises de position ? S’exprimer sur des thèmes politiques devrait être vu comme un acte civique et un symptôme de bonne santé démocratique, le contraire évoquant plutôt des époques passées dominées par la pensée unique et où toute autre forme de pensée était considérée comme un délit et ainsi condamnée.

Pour en revenir à Montoro, un personnage qui improvise beaucoup et sans aucune gêne, le problème n’est pas que les spectateurs n’aillent pas voir le cinéma national mais qu’ils aient arrêté d’aller au ciné. Parmi les spectateurs qui restent, nombreux sont ceux qui choisissent d’ailleurs les films espagnols. Si on jette un œil aux dix films les plus vus la semaine dernière, on verra que QUATRE sont espagnols ! Le problème n’est pas le cinéma espagnol mais tout l’art cinématographique. Il est certain que nous vivons dans une nouvelle ère, avec des habitudes de loisirs qui ont changé, mais la France vit dans la même ère que nous et les gens continuent à aller au cinéma.

Les films américains, qui dominaient le marché espagnol, attirent deux fois moins de spectateurs qu’il y a cinq ans. Pour donner un exemple, si El Hormiguero veut recevoir une star nord-américaine dans son émission, en profitant de la promotion en Espagne d’une superproduction d’Hollywood, il doit se déplacer à Londres parce que l’Espagne n’est plus un marché intéressant pour les grands studios.

Mais au-delà des chiffres et des affaires et de la survie de tout un tissu social qui comprend acteurs, réalisateurs, scénaristes, coiffeurs, maquilleurs, costumiers, chauffeurs, décorateurs… tout un monde, au-delà de toute cette destruction, il y a quelque chose qui me perturbe quand une salle ferme. Je suis un gosse de province. Dans le monde dans lequel je vivais, les films nous donnaient de la vie. Une sorte de fascination, de plaisir et d’émotion qu’on enlève à beaucoup de specatateurs qui ne peuvent pas aller au cinéma. On peut télécharger des films sur Internet, les acheter ou les pirater, et ainsi probablement trouver une nécessaire dose de fiction, mais le pouvoir hypnotique du grand écran n’est comparable à aucun autre format. Je n’imagine pas ce qu’aurait été ma vie si j’avais dû me priver de ciné (et je ne le dis pas parce que je suis devenu réalisateur) ; pour la couturière chez qui mes sœurs allaient apprendre à coudre, c’était essentiel aussi, et pour toutes les copines de mes sœurs ; et pour mes drôles d’amis du collège qui ne trouvaient prise que dans ces films bizarres qu’aujourd’hui peu de distributeurs achètent parce qu’ils n’ont pas de réseaux de salles pour les projeter (en plus de la peur que personne n’aille les voir) , pour tous ceux-là le cinéma était quelque chose d’essentiel. Le cinéma, c’est la vie, une vie secrète qui encourage, accompagne, conforte et secoue d’émotion le spectateur. Pour moi, le pire est d’amputer cette émotion.

Actuellement, en raison de la surabondance et des excès, la narration à base d’images en mouvement accompagnées de sons est très dévaluée. Pour la majorité des jeunes, ce n’est pas vital d’aller au ciné, ils ont une multitude d’appareils pour s’amuser et échanger entre eux, mais je connais quelques jeunes touchés par la terrible maladie de la cinéphilie. Pour eux tous et beaucoup d’autres de générations adultes et également cinéphiles, ces mesures ne coupent pas seulement dans leur budget, elles les font aussi se sentir dépossédés d’eux-mêmes.

Si M. Montoro lit ce texte, ce que je ne crois pas, je suppose qu’il pensera qu’il est écrit en chinois.

Pedro Almodovar, réalisateur espagnol

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