Ceci est le copié/collé d’un article de Sandrine Morel paru le 18 février 2013 dans le journal Le Monde.
Humour noir et vindicte à la cérémonie des Goya
« Bonsoir M. le ministre. Comment va la famille ? Non, ce n’est pas une menace… Juste de la curiosité… » Les rires fusent dans la salle du Palais des congrès de Madrid. Le ministre de l’éducation, de la culture et du sport, José Ignacio Wert, esquisse un sourire mal à l’aise, et la comique, la brillante Eva Hache, présentatrice de la 27e cérémonie des Goya, les principales récompenses du cinéma espagnol, continue. « Félicitations ! On ne doit pas vous le dire souvent en ce moment. Mais félicitations ! Je le dis parce que c’est bientôt votre anniversaire. Pour le reste, non, bien sûr. »
Le ton est donné d’une cérémonie à la fois festive et marquée par la crise et les coupes budgétaires. Car « le reste » qu’évoque Eva Hache, ce sont toutes les mesures d’austérité appliquées à la culture depuis un an par le gouvernement conservateur de Mariano Rajoy et qui menacent, selon le secteur du cinéma, la possibilité de faire dans le futur des films aussi reconnus que ceux du cru 2012 :Blancanieves, Grupo 7, Lo imposible (The Impossible) ou El artista y la modelo (L’artiste et son modèle).
Après avoir supprimé le ministère dédié à la culture pour le fondre dans celui de l’éducation et du sport, le gouvernement élu en novembre 2011 a en effet décidé une réduction drastique des aides au cinéma sans que la loi sur le mécénat promise n’ait été encore présentée.
Surtout, il a décrété l’été dernier une augmentation de la TVA de 8 % à 21 %. « Nous avons vécu douze mois d’inquiétude (…)« , a déclaré le directeur de l’Académie du cinéma, Enrique Gonzalez Macho, devant une salle impressionnée par la vigueur de son discours, et face à la tête baissée du ministre, M. Wert. « Le plus grave a été l’augmentation de la TVA », qui a provoqué « de nombreuses faillites »et « un chômage alarmant » dans la profession, a-t-il continué avant de demander plus de moyens de lutte contre le piratage. A partir de ce discours, plus aucun gros plan n’a montré les réactions du ministre aux nombreuses critiques des acteurs, réalisateurs et autres stars du cinéma ibérique qui ont défilé durant trois heures sur la scène.
Candela Peña : « J’ai vu mourir mon père dans un hôpital public sans couverture ni eau »
La grande fête annuelle du cinéma espagnol ne pouvait pas ignorer la délicate situation que vit actuellement le secteur. Toute la difficulté était de trouver un équilibre entre la célébration du 7e art espagnol et les revendications politiques pour garantir son avenir. Entre le glamour et le drame. L’humour et la critique. En général, le pari a été tenu, avec de grands moments de rires, mais aussi d’émotion, comme lorsque l’actrice Candela Peña – vue en France dans Te doy mis ojos (« Ne dis rien ») d’Iciar Bollain ou Todo sobre mi madre (« Tout sur ma mère« ) de Pedro Almodovar, meilleure second rôle pour Una pistola en cada mano (« Un Pistolet dans chaque main ») – a déclaré en serrant le buste du Goya qu’elle n’a pas travaillé durant les trois dernières années. « Pendant ces trois ans, j’ai vu mourir mon père dans un hôpital public où il n’y avait pas de couverture pour le couvrir et où nous devions lui apporter de l’eau. Pendant ces trois années, un enfant est né de mes entrailles et je ne sais pas quelle éducation publique il va recevoir… », a-t-elle affirmé avec une colère à peine contenue, des larmes aux yeux. En partant, elle a demandé du travail à la salle : « J’ai une famille à nourrir. »
Maribel Verdu : « Le système, injuste, vole aux pauvres pour donner aux riches »
L’actrice Maribel Verdu, sublime sorcière du Blancanieves de Pablo Berger, s’est pour sa part souvenue des familles victimes d’expulsions immobilières du fait de la crise en dédiant son Goya de la meilleure actrice à « tous ceux qui ont perdu leur maison ou même leur vie » à cause « d’un système injuste » qui, « comme l’a dénoncé Costa-Gavras dans son dernier film, vole aux pauvres pour donner aux riches. »
Javier Bardem défend la cause sahraouie
L’acteur Javier Bardem, vainqueur d’un Goya pour le film documentaire qu’il a produit, Hijos de las nubes, la ultima colonia (« Les Gens des nuages, la dernièrecolonie »), sur les camps du Sahara occidental, a rappelé que les Sahraouis n’ont ni maison ni collège ni hôpital, et conclut : « C’est important que cela n’arrive pas ici. »
Le reste des critiques politiques ont été habillées d’humour et ont passé en revue l’actualité récente. Déguisée en femme torero dans une petite vidéo faisant référence au film Blancanieves, grand vainqueur de la cérémonie avec dix Goya dont celui du meilleur film, Eva Hache s’en est prise au ministre du budget, Cristobal Montoro : « Je n’ai peur que d’un seul taureau, Mon-Toro », disait-elle dans une scène hilarante avant d’affronter ce taureau dans les arènes et de l’achever d’un coup de pistolet.
L’ouverture des enveloppes des gagnants a donné lieu à de nombreuses allusions au scandale des enveloppes de « l’affaire Barcenas » (de présumés « compléments de salaire » au noir versés aux cadres du Parti populaire (PP). Le gendre du roi, Iñaki Urdangarin, ancien handballeur professionnel au centre d’une enquête sur la corruption, n’a pas été épargné, bien que son nom n’ait pas été cité. « Les princes ne viennent pas ?, s’est étonnée Eva Hache. Pourtant ils assistent aux matchs de handball… Avec tout le mal qu’a fait le handball à cette famille… »
Référence aussi à la quasi-faillite de plusieurs banques : « 2012 a été une année de très bon cinéma espagnol avec 106 millions d’euros récoltés. C’est beaucoup d’argent. Mais ce n’est rien par rapport aux pertes de Bankia [qui a demandé 19 milliards d’euros d’aide publique l’an dernier] ou les coupes dans l’éducation et la santé [pour économiser 10 milliards d’euros entre 2012 et 2013]. »
« Plutôt que d’aller en Russie, Gérard Depardieu n’avait qu’à franchir les Pyrénées : en amnistie fiscale, nous sommes les maîtres »
Allusion, enfin, à l’amnistie fiscale, en comparant Jean Rochefort, nominé pour son rôle dans El Artista y la modelo de Fernando Trueba, « un vrai Français », à Gérard Depardieu, parti en Russie : « Il n’avait pas à aller si loin pour faire évader de l’argent, il lui suffisait de franchir les Pyrénées. Nous sommes très bons pour faire du cinéma, mais pour l’amnistie fiscale, nous sommes les maîtres », a ironisé Eva Hache.
Une référence au fait que le gouvernement a autorisé la régularisation de 10 millions d’euros par 7 des 21 inculpés du vaste réseau de corruption de l’affaire Gurtel grâce à l’amnistie fiscale. Accordée l’an dernier, cette mesure polémique a permis aux évadés fiscaux de régulariser au total 40 milliards d’euros à un taux moyen de 3 %, au lieu des 10 % prévus, grâce à l’exemption de la taxe sur les exercices pour lesquels le délit aurait été prescrit.
En somme, la cérémonie des Goya a été à l’image du pays : marquée par la crise, revendicative, mais avec encore l’envie de rire et d’aller vers l’avant qui caractérise tant d’Espagnols.
Sandrine Morel
La cérémonie des Goya n’aura par contre pas fait rire les membres du Partido Popular. Eva Hache, Candela Peña, Javier Bardem et surtout Maribel Verdú ont été attaqués par la Droite tout au long de la semaine suivante.
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